Un amendement récemment adopté au Sénat fait polémique : il vise à contraindre les messageries chiffrées comme WhatsApp, Signal et Telegram à permettre aux autorités un accès direct aux échanges de leurs utilisateurs. Présentée comme une mesure de lutte contre le narcotrafic, cette initiative soulève de nombreuses inquiétudes en matière de cybersécurité et de respect des libertés individuelles.
Un amendement adopté en urgence au Sénat
Mardi 28 janvier, un amendement à une proposition de loi sur le narcotrafic a été adopté au Sénat. Il impose aux plateformes de messagerie chiffrée de mettre en place des « portes dérobées » (backdoors), permettant aux services de renseignement d’accéder aux contenus des conversations, sans qu’aucun obstacle technique ou contractuel ne puisse être invoqué.
Porté par Cédric Perrin (LR) et soutenu par le gouvernement, cet amendement a été intégré sans étude d’impact ni audition d’experts, ce qui a suscité de vives critiques. La commission des lois du Sénat s’est opposée à cette disposition, dénonçant un passage en force sur un sujet aussi sensible.
Sécurité ou atteinte aux libertés ?
L’objectif affiché de cette mesure est clair : lutter contre les réseaux criminels et le grand banditisme, qui utilisent des messageries chiffrées pour échapper aux enquêtes. Selon ses défenseurs, il s’agit de mettre fin à une zone de non-droit numérique où policiers et magistrats se trouvent impuissants face aux échanges protégés par le chiffrement de bout en bout.
Mais les experts en cybersécurité et les défenseurs des libertés numériques alertent depuis des années sur les dangers des portes dérobées. Guillaume Poupard, ancien directeur de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi), expliquait déjà en 2016 que créer une telle faille affaiblirait la sécurité de tous les utilisateurs, car elle pourrait être exploitée par des cybercriminels ou des États étrangers.
De plus, les criminels les plus aguerris pourraient rapidement adopter d’autres solutions chiffrées plus discrètes, rendant la mesure inefficace contre les cibles visées, tout en compromettant la confidentialité des échanges de millions de citoyens respectueux des lois.
Une menace pour la vie privée et la démocratie ?
Le chiffrement de bout en bout est un élément clé de la confidentialité numérique, garantissant que seuls l’expéditeur et le destinataire puissent lire un message. Briser ce principe pourrait avoir des conséquences systémiques :
- Risque d’exploitation des failles : Une porte dérobée ne peut être réservée aux « bons » acteurs. Elle peut être détournée par des hackers ou des régimes autoritaires.
- Atteinte aux droits fondamentaux : L’accès généralisé aux communications privées pose des questions majeures sur le respect de la vie privée et la liberté d’expression.
- Précédent dangereux : Une telle mesure, initialement prévue pour la lutte contre le narcotrafic, pourrait être élargie à d’autres domaines, comme la surveillance généralisée des citoyens.
Quelle suite pour cet amendement ?
Le texte doit encore être examiné à l’Assemblée nationale. Face aux critiques, certains députés comme Éric Bothorel (Renaissance) et Philippe Latombe (Modem) ont déjà exprimé leur opposition à cette mesure. De plus, des voix s’élèvent pour saisir le Conseil d’État afin d’évaluer la constitutionnalité de cet amendement.
En parallèle, au niveau européen, le projet de règlement CSAR (réglementation sur le scan des conversations pour lutter contre la pédopornographie) soulève des problématiques similaires et a été temporairement suspendu face aux inquiétudes sur la protection des données.
Un débat à suivre de près
Si cet amendement est adopté, la France rejoindrait le club des pays imposant des failles de sécurité aux messageries chiffrées, avec des conséquences potentiellement désastreuses. Entre lutte contre la criminalité et protection des libertés fondamentales, le débat est plus que jamais ouvert.